« Il y a beaucoup de trucs à inventer »

Sébastien Roubinet est un explorateur polaire aguerri doublé d’un inventeur insatiable. Ses expéditions sont parrainées par La Guilde en tant que projet-pilote, en ce qu’elles illustrent l’esprit et la démarche de l’association. À l’aube de son nouveau départ vers l’Arctique pour l’expédition Nagalaqa, Sébastien revient sur un parcours guidé par la beauté du monde et une curiosité sans limites.

Un article de Aventure


Le 8 juin, tu t’envoles pour l’île Banks et trois mois d’exploration au nord de l’archipel arctique canadien. Trois mois, c’est la durée idéale pour une expédition de ce genre ?

C’est un minimum ! (rires) En dessous, ça demande trop d’investissement. Et puis ça laisse le temps de devenir vraiment nomade. On rentre tout de suite dans le vif du sujet, mais au bout de 10-15 jours une certaine routine s’instaure, ça coule, on pourrait continuer indéfiniment. Au retour c’est différent, je n’ai pas trop besoin d’adaptation. Entre mes 15 ans et mes 30 ans, j’étais sur l’eau 300 jours par an, toujours à passer d’un bateau à l’autre. Donc quand je rentre, la vie continue, je n’ai jamais de contrecoup.

Sur l’île Banks, tu vas retrouver Babouch’ty, ton prototype mi-voilier, mi-char à glace, avec lequel tu as tenté à trois reprises la première traversée de l’océan Arctique à la voile en passant par le pôle Nord. Trois fois, c’était bien aussi ?

Refaire une 4e tentative de traversée, non, j’ai passé plus de sept mois sur cet océan et c’est déjà pas mal. En plus, avec le changement climatique, ça devient vraiment dangereux pour un petit bateau. Jusqu’à 2011-2013, on avait des plaques énormes qui ne craignaient pas la houle, sur lesquelles on était en sécurité par mauvais temps. En 2018, il n’y en avait plus du tout. La moyenne d’épaisseur se situait entre 40 et 60 cm, alors qu’en 2011 c’était 2,50 m et en 2013, 2 mètres.

Cette fois, tu vas passer au nord de l’archipel Arctique, une zone jamais naviguée à la voile. En 2007, tu réalisais déjà la première traversée du passage du Nord-Ouest uniquement à la force du vent. C’est important pour toi de réaliser des premières ?

Non, le côté exploit n’est pas ce qui me fait partir. Ce qui m’intéresse, c’est surtout de découvrir ces régions, d’y passer du temps, de montrer qu’un petit bateau peut le faire et de trouver des techniques pour y parvenir. Le Guinness des records, bon, ça peut aider pour les sponsors, et encore. Les miens savent que ce n’est pas ma manière de communiquer et l’apprécient. Certains commencent à saturer des premières mondiales à tout prix.

Comment as-tu dessiné cet itinéraire en particulier ?

Je connais bien l’est du Groenland, tout le passage du Nord-Ouest, le centre de l’océan Arctique… Là on va être en côtier, il y aura beaucoup plus de faune, de paysages variés, des zones de toundra, de montagnes, des grands glaciers au nord d’Ellesmere ou du Groenland… Question esthétique, ça va être magnifique. C’est sympa de découvrir ces endroits-là, tout simplement !

En fait, tu prends à la lettre les mots d’Ella Maillart, « il faut aller voir la beauté du monde » ?

Ella Maillart c’est un beau compliment, j’aime bien ! (rires)

Que réponds-tu lorsqu’on te demande ta profession ?

Je dis souvent marin. Parfois c’est architecte-concepteur, selon le travail je peux ajouter musher, mais souvent je m’arrête à marin. C’est très vague et ça me va très bien !

Quel est le point commun à tes différentes activités ?

La conception, inventer des trucs. Que ce soit dans la mer ou dans les airs, c’est faire avec les éléments, essayer de trouver des solutions en fonction des contraintes naturelles. Une expé’, c’est ça : concevoir du matériel pour qu’il réponde aux besoins sans jamais être contre la nature. Aujourd’hui, il y a plus d’exploration à faire en technique que sur un territoire ! Avant de partir on a déjà fait 20 fois le parcours sur Google Earth, on a apporté des photos pour s’aider à la navigation… Par contre, dans la technique, il y a beaucoup de trucs à explorer, à inventer, à mettre au point.

Il y aussi des volets scientifiques à tes expéditions.

Oui, parce que c’est intéressant de pouvoir aider les scientifiques à travailler. Cette année, ce sera surtout via l’ADN environnemental. On filtre l’eau et on ramène ces filtres remplis d’ADN. Les scientifiques les analysent et arrivent à savoir quels êtres vivent dans cette eau à cette période. On sera deux adhérents proches de La Guilde sur le coup, d’ailleurs : Eric Brossier, le capitaine du Vagabond, fait partie du même programme avec son bateau qu’il va retrouver à Grise Fjord. Il fait le sud, on fait le nord.


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Pour ton expédition Nagalaqa, tu évoques aussi les « archives photos et vidéos des dernières glaces pluriannuelles ». Tu te sens témoin d’un changement d’époque ?

Je n’ai aucun doute que je pourrais voir dans ma vie un voilier normal aller au pôle Nord l’été. En 2007, le commandant d’un brise-glace canadien me disait que la prochaine grande voie maritime ne serait pas le passage du Nord-Est ou du Nord-Ouest, mais passer par le pôle. Les plus positifs disent 30 ans. Mais la plupart sont plutôt à 15 ans. Il y aura encore un peu de glace, mais l’été, l’eau sera assez libre pour faire la traversée par le pôle, j’en suis sûr.

Comment s’adapter à un changement de condition aussi rapide ?

Je ne sais pas, je n’aurais jamais pensé voir une telle différence en si peu de temps. Il y a quelque chose dont on ne parle jamais, c’est l’état de la faune au centre de l’océan Arctique. Sur les vieilles glaces qui pouvaient avoir jusqu’à dix ans, de la poussière tombait. De la poussière volcanique, du sable, des pollens… L’été, toute cette poussière rendait la glace grise, voire noire. Et dessous, ça faisait de la nourriture pour les planctons, les algues, on voyait souvent des crevettes et des poissons à travers les fissures ou des phoques en eau libre. En 2018, ça avait complètement disparu. Il n’y avait plus de vie au centre de l’océan Arctique. Les glaces sont belles, toutes blanches, mais il n’y a plus de vie. Une autre vie se formera quand il n’y aura plus de glace une partie de l’année, parce que certains poissons viendront dans ces zones. Mais pour l’instant c’est impressionnant. Et inquiétant.

Tu repars cette année avec Eric André (et Jimmy Hery), avec lequel tu as reçu le Shackleton Award en 2018. Une belle distinction !

J’étais content, hein ! C’est un prix vraiment prestigieux, attribué par des Norvégiens, des gens plutôt calés dans le milieu polaire. (rires) Alors recevoir un mail à 23 heures, me demandant de venir en Norvège pour recevoir le prix… je n’ai pas beaucoup dormi ! L’expédition de Shackleton est magnifique, l’aspect humain tellement fort. Ramener tout le monde en bonne santé malgré les conditions, c’est le principal dans une expé’.

Le jury parle, au sujet de la Voie du Pôle, d’une « véritable aventure polaire dans l’esprit de Shackleton ». C’est ça, l’esprit de Shackleton, savoir rentrer sain et sauf ?

Oui, d’autant qu’il y a très peu d’expés’ comme la mienne, qui durent aussi longtemps, aussi engagées, sans avoir une grosse base arrière avec des hélicos prêts à décoller en cas de besoin.

Dix ans plus tôt, en 2008, tu recevais le trophée Peter Bird décerné par La Guilde pour ton passage du Nord-Ouest à la voile. Le début d’une longue histoire.

Avec La Guilde, on s’est rencontrés aux Écrans de l’aventure de Dijon autour de notre film Babouche, un catamaran pour l’Arctique (mention spéciale du jury 2008, ndlr). Elle m’a beaucoup aidé, en m’invitant à présenter mes projets, avec la Bourse de l’aventure maritime 2018, par des mises en relation… En étant parrainé comme projet-pilote, je commence à avoir des liens assez privilégiés avec La Guilde et j’en suis très heureux.

Tu travailles également sur Zephalto, le ballon stratosphérique initié par l’actuel président de La Guilde, Vincent Farret d’Astiès.

Il y a de nombreux points communs entre le naval et l’aéronautique, mais on pousse beaucoup plus loin la recherche technique dans le naval parce qu’on n’a pas les contraintes administratives de l’aéronautique. Avec Vincent, on parlait depuis longtemps des nouvelles technologies utilisées pour mes coques, qui leur permettent d’être particulièrement résistantes. Comme c’est un homme ouvert, on a commencé à y réfléchir un peu plus en profondeur pour sa nacelle. Je n’en dis pas plus ! (rires)

On te retrouvera à Dijon, du 13 au 16 octobre prochain ?

Normalement oui, on devrait avoir les toutes premières images de notre expé’. On essaiera d’improviser un montage en avant-première !

Au fait, d’où vient le nom de ce nouveau projet, Nagalaqa ?

C’est le nom groenlandais de la perdrix des neiges, et c’était le nom de notre chienne de tête quand j’habitais au Groenland. Avec elle, on avait atteint le sommet du mont Forel. Le seul à l’avoir fait en traineau avant nous, c’était Paul-Émile Victor. Une belle trace, non ?

Propos recueillis par Eric Carpentier


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